Pourquoi est-il important pour l’Afrique de se définir une éthique africaine de l’intelligence artificielle ?

Ecrit par Corentin Mercier
02 Feb 2022



« En théorie, chacun peut prendre part au débat sur l’avenir de l’humanité, mais il n’est pas si facile de garder une vision claire. Souvent, nous ne nous apercevons même pas qu’un débat est en cours et ignorons quelles sont les questions clés. Des milliards d’entre nous ne peuvent guère se payer le luxe d’enquêter car nous avons des choses plus pressantes à faire : aller au travail, nous occuper de nos enfants ou prendre soin de nos vieux parents. »

Ces quelques phrases, puisées dans l’introduction de l’ouvrage "21 leçons pour le XXIe siècle" de Yuval Harari, décrivent avec justesse la position de l’Africain face à la révolution numérique. Les divers rapports, produits par des instances internationales et explorant l'État des lieux de la famine, de la pauvreté, des inégalités sociales et des conflits sociopolitiques en Afrique, témoignent de l’existence des questions vitales plus urgentes à traiter que de s’intéresser aux voitures autonomes ou aux robots humanoïdes qui partageraient notre existence.

Néanmoins, au cœur de cette hiérarchisation des priorités africaines, il serait prudent de se rappeler que le train « injuste » des diverses révolutions de rupture de notre humanité n’a jamais épargné les nations non préparées à sa venue. À titre illustratif, nous pouvons brièvement faire mention de deux faits historiques qui démontrent les conséquences d’une inconséquente préparation face aux innovations de rupture, qu'elles soient sociopolitiques ou technologiques.

1er fait : La surprenante démocratie

De 1789 à 1799, la France a subi un bouleversement sociopolitique qui a redéfini ses formes étatiques et ses modèles de gouvernance. Partant de l’ouverture des États généraux du 5 mai 1789 au coup d'État de Brumaire du 9 novembre 1799, cette révolution a légué en héritage la proclamation de l’égalité des citoyens, de leurs libertés, et de leur souveraineté, leur conférant l’aptitude à se gouverner par des représentants qu’ils élisent : c’est la naissance de la démocratie moderne. Cent soixante ans plus tard, au cœur des luttes d’accession aux indépendances, plusieurs pays africains ont été surpris par cet héritage de la révolution française et ont essayé, désespérément, d’incorporer ce modèle de gouvernance démocratique. Nous insistons sur « désespérément » et justifions l’utilisation de cet adverbe par le nombre élevé des coups d'État enregistrés sur le sol africain depuis les années 1950. L’étude des Américains Jonathan Powell et Clayton Thyne fait mention de 200 coups d’État enregistrés.

2e fait : Le déstabilisateur Facebook

Le 4 février 2004, le jeune Mark Zuckerberg lance le domaine "thefacebook.com", qui deviendra en moins de 20 ans le principal réseau social numérique du monde. Le vent de cette révolution digitale, parti timidement d’une chambre estudiantine de Harvard, n’a épargné aucunement l’Afrique, située à plus de 14 000 km. L’année 2011 est la date la plus intéressante de ce voyage. Elle montre clairement comment une technologie non anticipée par un gouvernement peut bouleverser la vie de ce dernier. L’Afrique du Nord, à travers son expérience des printemps arabes, est un exemple fort éloquent. Autrefois considéré comme un outil de passe-temps pour adolescents désœuvrés, Facebook a offert aux leaders et activistes de ces printemps arabes un outil et un espace d’organisation et d’harmonisation des actions qui se solderont par le renversement de plusieurs gouvernements nord-africains. D’où l’expression "printemps Facebook", utilisée par plusieurs historiens, pour qualifier cette page forte de la précédente décennie.

Vers la reproduction des mêmes laxismes?

De nos jours, le monde est en train d’assister à une nouvelle révolution majeure qui déploie ses racines dans les travaux du mathématicien Alan Turing : Il s’agit de l’intelligence artificielle, abrégée IA. La course vers la maîtrise de celle-ci est principalement dominée par l’Amérique, l’Asie et l’Europe. Une fois encore, l’Afrique, berceau de l’humanité, peine à rejoindre dans une logique anticipative cette bataille de leadership.

Précisons de passage que la notion de puissance associée à l’intelligence artificielle ne s’entend plus uniquement du point de vue de l’innovation, de la recherche et du développement, mais davantage sous l’angle de la régulation éthique. Daniel FAGELLA, dans son article « AI Regulation as a Means to Power », met en lumière cette idée à travers une lecture de la bataille hégémonique entre les puissances étatiques (USA, Chine) et corporatistes américaines (MAGMA-Microsoft Apple Google Meta, Amazon), qui fondent leurs pouvoirs sur l’innovation, le financement de la recherche et le développement de l’IA, et les puissances, comme le Canada et la France, qui, faute de moyens d’investissements égalables à ceux des entités suscitées, équilibrent ce jeu de pouvoir par une offensive de régulation éthique de l’IA. Malheureusement, même sur le plan de cette régulation éthique qui fonde une puissance alternative à celle de l’innovation, l’Afrique semble être aux abonnés absents. Nous justifions nos propos par une étude publiée sous la direction d’Anna JOBIN et intitulée : « Artificial Intelligence: The Global Landscape of Ethics Guideline ». Celle-ci s’attèle à l’analyse des points de convergence et de divergence entre différents principes et codes éthiques de l’intelligence artificielle, produits sur les cinq dernières années. Pour ce faire, les auteurs sont partis d’une base de données regroupant 84 documents ou rapports éthiques.

Après une observation de la distribution géographique de ces productions, il ressort que l’Afrique est l’une des 2 régions (avec l’Amérique du Sud) au monde à n’avoir produit aucun rapport, principe ou code éthique balisant le développement de l’intelligence artificielle sur son territoire. Ce qui est regrettable pour un continent qui est de plus en plus un marché convoité par les géants technologiques américains et chinois, d’une part en raison de sa forte démographie, jeune et de plus en plus connectée, et d’autre part, en raison de ses multiples problématiques socio-économiques et politiques qui font d’elle un laboratoire naturel et propice à l’application des ambitions solutionnistes de l’intelligence artificielle.

Il est donc plus qu'urgent, face à ces stratégies de conquête, parfois braconnières, de se définir un réel bouclier éthique qui protégera les intérêts africains (1) et développera un écosystème favorable à l’innovation des solutions IA socio-contextuelles (2).

C’est bien le sens de notre programme de recherche. En collaboration avec nos partenaires, il est question d’établir au sein de certaines universités africaines des chaires interdisciplinaires (composées de philosophes, sociologues, ethnologues, éthiciens, informaticiens, etc.) qui proposeront une réflexion éthico-africaine de l'intelligence artificielle, enracinée dans nos réalités africaines animiques. Ces chaires, parallèlement à leurs travaux, auront pour vocation d’initier un dialogue constructif avec des institutions européennes, chinoises, américaines, etc., à travers des colloques internationaux, des échanges académiques, des conférences, etc. Notre objectif en 2030 est de créer 6 chaires en Afrique francophone.





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